Fondé par d'anciens piliers de Spike Chunsoft, à qui l'on doit notamment la série Danganronpa, Too Kyo Games voit grand pour 2025. Après avoir lancé en février dernier la version mobile de sa nouvelle franchise multimédia Tribe Nine, le studio poursuit sur sa lancée avec The Hundred Line: Last Defense Academy, attendu sur Nintendo Switch le 24 avril. Un projet développé en collaboration avec Media.Vision, connu pour avoir signé l’excellente série Wild Arms ainsi que les derniers Valkyria Chronicles.
Comme un sentiment de déjà-vu…
Spécialisé dans le thriller narratif, le studio Tokyoïte s’est forgé une identité unique, immédiatement reconnaissable. Sous la direction de Kazutaka Kodaka et Kotaro Uchikoshi (ce dernier n’ayant pas travaillé sur Danganronpa, mais sur la série Zero Escape du même développeur, dont il fut le réalisateur), Too Kyo Games mélange avec brio scénarios sombres et personnages déjantés. Le tout est sublimé par le style visuel distinctif de Rui Komatsuzaki, reconnaissable entre mille, et les compositions éclectiques de Masafumi Takada, situées à la croisée de la techno, du rock et du jazz.
Cependant, contrairement à Danganronpa, qui reposait sur le triptyque temps libre-enquête-procès, The Hundred Line: Last Defense Academy s’en écarte résolument. Dès sa première heure, le jeu se permet même quelques clins d’œil à la série morbide de Spike Chunsoft, comme pour mieux marquer son propre territoire. J’en vois déjà des mines circonspectes : cette prise de distance pourrait bien désarçonner ceux qui espéraient que la Dream Team renoue avec le genre qui avait marqué l'âge d'or des consoles portables au début des années 2010. Pourtant, que l’on se rassure : la patte Too Kyo Games est omniprésente.
Bien sûr, les visuels mêlant éléments 2D et 3D, le cadre scolaire et la mascotte flippante y feront directement penser, mais en creusant un peu plus, il y a une filiation un peu moins évidente. La narration solidement construite autour d’un fil rouge, le rythme parfaitement maîtrisé entre tranches de vie légères et bouleversements scénaristiques, des phases de gameplay hétérodoxes et surtout, un tunnel de fin où les révélations s’enchaînent à un rythme soutenu jusqu’à nous faire remettre en question tout ce que l’on avait appris jusque lors.
Le dernier bastion de l'Humanité
Si les thrillers à la manière de Danganronpa ou Zero Escape ou AI: The Somnium Files reposent généralement sur une boucle de gameplay, une narration et un rythme plutôt constants du début à la fin, The Hundred Line: Last Defense Academy prend un malin plaisir à casser cette routine et à varier fréquemment l’intensité. Pourtant, tout commence de manière plutôt sommaire: Takumi Sumino est un lycéen, tout ce qu’il y a de plus banal. Enfin… il vit tout de même dans un Tokyo un peu différent de celui qu’on connait (celui entre tradition et modernité), puisque régulièrement, une mystérieuse alarme retentit, invitant ses habitants à se réfugier dans des abris spécifiquement construits pour ce genre de cas. Aucune indication quant à ce qui se passe dehors, cependant, mais ça ne semble pas choquer plus que ça la population qui ne semble jamais s’être posée de question quant aux raisons de ces tocsins.
Alors qu’il est à la poursuite de son amie d’enfance, Karua (qui, oui, se prononce comme la célèbre liqueur de café), Takumi assiste à une invasion de créatures étranges sortant tout droit d’un trip sous ecstasy, qui massacrent tout sur leur passage. Sirei, une autre bestiole qu’il a rencontré quelques temps plus tôt, à mi-chemin entre un Dupont et un fantôme, lui propose un deal : se planter une lame dans la poitrine pour acquérir un pouvoir baptisé Hemoanima et ainsi sauver son amie d’enfance. Après une hésitation bien compréhensible, Takumi finit par accepter, dézingue quelques monstres et se retrouve aspiré dans une sorte de faille.
À son réveil, il découvre qu’il est désormais dans une salle de classe, accompagné de dix autres inconnus. Pas vraiment le temps de souffler : Sirei les rejoint rapidement pour leur exposer la situation. L’école dans laquelle ils se trouvent est assiégée, et ils devront la défendre coûte que coûte pendant cent jours. Impossible de s’échapper : l’établissement est cerné sur un rayon d’un kilomètre par un mur de flammes violettes inextinguibles. Quant aux raisons derrière ce chaos, inutile d’espérer la moindre explication, notre interlocuteur n’est pas le plus loquace. Et comme si cela ne suffisait pas, tous les camarades de Takumi ne seront pas forcément enclins à prendre les armes sans clarification préalable.
Sortie scolaire en milieu hostile
Qui dit environnement scolaire… dit ? Ah, non, pas de panique : ici, pas de cours barbants ni d'interros surprises. Le lycée ne sert finalement qu'à une seule chose : justifier l’existence d’une ribambelle de salles thématiques. La majeure partie du temps, les journées seront consacrées à des « temps libres », pendant lesquels vous pouvez vous entraîner, améliorer votre équipement, explorer les environs du lycée, ou bien taper la discute avec vos camarades. Évidemment, tout cela n’est pas purement altruiste : les interactions permettent d’augmenter vos « Notes » dans cinq matières différentes. Chaque personnage peut vous aider à progresser dans des matières spécifiques, et atteindre certains seuils de compétence débloquera de nouvelles possibilités d'actions au fil de l’aventure.
Comme évoqué plus tôt, vous pourrez également partir en exploration dans les environs de l’école pour récupérer des matériaux, améliorer vos armes ou confectionner des cadeaux pour vos compagnons. Ces phases prennent la forme d’un jeu de plateau : vous vous déplacez à l’aide de cartes, chacune indiquant le nombre de cases que vous pouvez franchir. Il n’y a pas de limite de tours ; vous êtes libres de prendre votre temps pour fouiller les cases marquées d’un symbole (synonyme de points de récolte, de combats, ou de bonus temporaires). Mais attention : plus vous lambinez, plus vous vous exposez au danger.
Votre personnage dispose d’une barre de vie qui, croyez-le, fond comme neige au soleil. Non pas à cause des combats — finalement assez rares pendant l’exploration — mais à cause des événements imprévus. À chaque case « Événement », une décision vous sera demandée : cueillir ou non une herbe aux couleurs étranges, fuir ou vous cacher face à des ennemis, et ainsi de suite. Trois issues sont possibles : gagner un objet, perdre de la vie, ou déclencher un affrontement. Et ne comptez pas trop sur votre bon sens : Perdre de la vie pour avoir fait preuve de prudence ou déclencher un combat pour avoir voulu éviter un piège ? Oui, bienvenue dans l’esprit tordu des développeurs, qui ne manqueront pas de vous récompenser pour avoir fait preuve d’un peu trop de pragmatisme.
Résultat : il n’est pas rare de perdre des points de vie en prenant une décision parfaitement rationnelle… mais qui ne correspond pas à la logique du jeu. Préparez-vous donc à devoir, par moments, plonger votre main dans une fente obscure ou gober une plante inconnue pour progresser. Tout un programme ! C’est bête, mais de ce fait, on ne s’ennuie jamais vraiment dans ces phases. La récolte de matériaux étant nécessaire pour avancer dans le jeu (sous peine de morfler sous équipé lors des combats), on se retrouve obligé à devoir prendre des risques.
Aux armes !
Penchons-nous maintenant sur un aspect que nous évoquons depuis le début sans vraiment l’avoir exploré : la baston.
Dès que l’alarme de l’école retentit, ou que vous croisez une horde de monstres en pleine exploration, il est temps d’utiliser vos pouvoirs et de rappeler à ces bestioles qui est le patron. À première vue, on pourrait croire à un tactical des plus classiques, mais en y regardant de plus près, The Hundred Line: Last Defense Academy distille un soupçon de puzzle-game dans sa formule.
Chaque affrontement repose sur un nombre limité de points d’action, à dépenser pour éliminer tous les ennemis présents. La structure des combats varie légèrement selon le contexte : en défense du lycée, il faudra repousser plusieurs vagues tout en protégeant un cristal (symbole du système de défense de l’école) ; à l’extérieur, l’objectif est plus simple : nettoyer la zone.
Les personnages ne se différencient pas tant par leurs statistiques que par leurs attaques uniques. Et c’est tant mieux : rares sont les coups qui se limitent à une simple cible. Chaque attaque dispose d’un pattern particulier : Takemaru, sur sa moto, frappe tout autour de lui, tandis que Gaku, armé de sa gatling, nettoie toute sa ligne de vue. L’objectif est clair : maximiser les dégâts en optimisant ses déplacements.
Bonne nouvelle, vous pouvez déplacer vos unités autant de fois que vous le voulez tant que vous avez des points d'action en réserve. Mieux encore, certains ennemis, une fois vaincus, offrent des points d'action bonus, récompensant ainsi les approches les plus efficaces et créatives. Résultat : The Hundred Line:Last Defense Academy parvient à installer une vraie dynamique de réflexion à mi-chemin entre tactical et puzzle-game. On se surprend à planifier ses enchaînements sur plusieurs tours, en usant des différentes capacités de nos unités et de la portée de leurs attaques pour maximiser le carnage. Le jeu encourage d’ailleurs cette manière de procéder en distribuant des vagues d’ennemi à foison, dans des formations variées pour laisser libre court à votre créativité.
Jouissives, ces phases de combat pourront cependant se montrer parfois assez corsées. Grâce au pouvoir de l’Hemoanima, vos personnages peuvent ressusciter autant de fois qu'ils le veulent (via un mécanisme qui sera expliqué plus tard dans l’histoire), mais à chaque mort, l'unité disparaît du champ de bataille. Heureusement, vous disposez d’une ultime carte à jouer si la situation dégénère : le Last Resort, une attaque surpuissante qui coûte... la vie de l’unité concernée.
La difficulté est globalement bien dosée. Sans jamais tomber dans la frustration, il est très facile de se faire submerger par le nombre si l’on ne nettoie pas méthodiquement les alentours. Un brin trop exigeant pour ceux habitués aux expériences plus balisées, certes — ici, pas de solution miracle ni de QCM déguisés comme certains visual-novel peuvent donner l'impression. Il faudra réfléchir, anticiper et parfois accepter de perdre une unité pour sauver la partie.
Heureusement, un mode de difficulté « Safety » est disponible pour les plus prudents : il ne vous immunise pas contre la défaite, mais permet de récupérer toute votre vie entre deux tours, rendant l'expérience bien plus accessible. On perd certes un peu de cette tension stratégique — celle qui vous pousse à sacrifier une unité pour déclencher un Last Resort décisif — mais l’aspect puzzle, lui, reste pleinement intact.
Dangan-rompez !
Mais The Hundred Line: Last Defense Academy ne se résume pas seulement à ses combats et à son exploration en mode plateau. Régulièrement, le jeu tente de varier les plaisirs en introduisant de nouveaux mini-jeux… avec plus ou moins de réussite. On est loin de la folie créative des Danganronpa, et certains ajouts sentent un peu le remplissage. Côté progression, en revanche, c’est du velours. Le jeu enchaîne naturellement les différentes phases, sans temps mort, tout en déroulant une intrigue qui sait se montrer surprenante. Le cadre de départ est régulièrement chamboulé par la disparition de certains personnages et l’arrivée de nouveaux survivants au sein de l’école.
Et de ce côté-là, The Hundred Line: Last Defense Academy ne se refuse rien : si le casting de base est déjà gratiné, entre le sociopathe de service et la lycéenne pas franchement équilibrée, les petits nouveaux mettent la barre encore plus haut. Entre une catcheuse professionnelle bodybuildée et une gosse de riche affublée d’un casque en forme de tomate, aucune absurdité ne nous est épargnée. Tout ça fonctionne plutôt bien : on finit par s’attacher (à certains plus qu'à d'autres, soyons honnêtes) et certains adieux n'en sont que plus amers.
Au bout d’un certain temps, The Hundred Line: Last Defense Academy commence à dégainer ses cartes maîtresses : les embranchements scénaristiques. Les fameuses « Notes », que vous êtes censé avoir soigneusement améliorées en discutant avec vos camarades, ouvrent alors des chemins alternatifs menant à plusieurs types de fins. Bonne chance pour obtenir une vue d'ensemble du premier coup : les embranchements sont nombreux, parfois labyrinthiques, et certaines fins arrivent de manière un peu brutale, laissant clairement sur notre faim. Sur ce point, oui, on sent clairement un manque d'inspiration sur pas mal d'entre elles. Heureusement, le jeu a prévu le coup : à partir d'un certain moment, vous aurez accès à un flowchart narratif, pratique pour revenir aux moments clés et explorer d’autres routes sans avoir à tout recommencer.
Mieux encore, certains choix, s’ils sont répétés plusieurs fois, peuvent débloquer des variantes inédites, ajoutant encore un peu de sel à l'expérience. Difficile d'en dire plus sans spoiler, mais pour donner une idée, le jeu lorgne parfois du côté de Yoko Taro (NieR, Drakengard…), avec un goût certain pour les récits fragmentés. Bref : il ne faudra surtout pas s’arrêter à la première fin obtenue si vous voulez vraiment comprendre toutes les implications du scénario. Ce système d’embranchement, sans être totalement révolutionnaire, est solidement pensé et place la narration de The Hundred Line un bon cran au-dessus de la moyenne des visual novels.