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L'interview du samedi : Eve-Lise, Madame Nintendo !

Par pomchips - Le 03/03/2012 à 14:35

  

Les débuts de Nintendo en France

Une fois mes études terminées, je suis partie en Angleterre et alors que j'étais à la recherche d'un job pour revenir en France, j'ai eu la chance d'être recrutée par une société que je ne connaissais ni d'Adam, ni d'Eve : Bandai France. Pratiquement inconnue en France par le Grand Public, mais tout de même numéro un du jouet au Japon, Bandai produisait à l'époque une bonne partie des dessins animés du Club Dorothée sur TF1 tout en commercialisant les produits dérivés tels Goldorak, les Tortues Ninja ou encore les Chevaliers du Zodiaque. Bien évidemment, Bandai France savait très bien ce qu'il se passait au Japon et avait eu vent du succès de Nintendo là-bas. Nous sommes en 1987 et Nintendo France n'existe pas encore. La firme était connue au Japon, connaissait un certain succès aux Etats-Unis mais était totalement inconnue en Europe.

C'est ainsi que la grande aventure d'Eve-Lise Blanc-Deleuze commence au sein de ce qu'on appellera plus tard Nintendo France. Mais bien avant que Bandai prenne sous son aile la distribution des consoles et des jeux Nintendo, il faut savoir que nous devons l'arrivée de la NES dans l'hexagone à un homme, Patrick Lavanant et sa société ASD. A la fin des années 80, les banques et les distributeurs avaient gardé un très mauvais souvenir d'Atari et la grande crise américaine du jeu vidéo. Faisant face à un gros problème de cash, ASD se voit dans l'obligation de demander de l'aide et fera appel à Bandai France et son grand réseau de distribution pour le rachat de la licence.

Eve-Lise est alors recrutée par Patrick Lavanant pour le compte de Bandai.

Quand on parlait de jeux vidéo aux Français à l'époque, mis à part de jeunes « geeks », les gens nous regardaient avec des yeux ronds comme des billes. Je m'entends encore raconter à mes amis ce qu’étaient les produits Nintendo, leur expliquer que c'était un peu comme les machines de jeux que l'on trouvait dans les cafés mais branchées directement sur une télévision grâce à une prise péritel…  Nous sommes en 1988, aux balbutiements du jeu vidéo en France. Après l'affaire Atari, la grande distribution s'est retrouvée avec des piles de stocks à écouler et donc peu confiante pour se relancer dans le jeu vidéo. Je revois Patrick allant présenter nos produits à Carrefour et d'autres grandes enseignes en leur promettant même de reprendre les invendus.

Sans rien connaitre au monde du jeu vidéo, Eve-Lise doit faire en sorte que l'on parle de Nintendo et la tâche est loin d'être simple. A la recherche de la moindre petite information, bien souvent en provenance du Japon et sans en parler la langue, elle décide de se tourner vers la toute jeune branche américaine dirigée alors par Minoru Arakawa, marié à la fille d'un certain Hiroshi Yamauchi. Déjà peu communicative et très secrète, la firme de Kyoto n'a pas le temps de s'occuper du marché français et Eve-Lise doit mettre en avant tout un univers dont elle sait finalement peu de choses et raconter de belles histoires aux petits bambins de l'hexagone.

Ce fut un véritable travail d'orfèvre et complètement artisanal. Il a fallu lancer la marque Nintendo en France en partant de zéro, en essayant de s’appuyer sur ce qui avait été fait au Japon ou aux Etats-Unis, mais en l’adaptant aux spécificités du marché français. On avait un personnage, Mario. On savait qu’il était plombier. Puis on en avait un autre qui s’appelait Luigi. L’un avec une salopette rouge, l’autre verte. C’est son frère ? Oui bingo, on croit bien que c’est son frère, on va dire ça. Et à partir d’eux, c’est toute une famille que nous allons construire. Donkey Kong est arrivé, puis Diddy Kong, puis le surfeur dont j’ai oublié le nom… Nous avons dû raconter une histoire qu’il fallait vendre aux journalistes et aux futurs clients. N’oublions pas que nous sommes dans le domaine de l’imaginaire, le jeu pour enfant. On est à cette époque à des années lumières de tout ce qui se fait aujourd’hui, effets 3D ou autres. On parlait vraiment de gameplay, d’histoires, qu’il fallait vendre pour accrocher le public. C’est là-dessus que nous avons travaillé.

Madame Nintendo

Nous sommes au début du marketing direct et Nintendo est par exemple l'une des premières entreprises en France à avoir eu une hotline gratuite. Tout cela peut paraitre anodin aujourd'hui mais les investissements mis en œuvre à l'époque étaient énormes. Il fallait organiser des concours, des compétitions… Il y a eu aussi le Nintendo Tour, prémices du marketing terrain. Cette période passionnante a permis de mettre en place toute une série de leviers marketing, tout a été réalisé pierre par pierre et qui de mieux placé que Madame Nintendo pour nous retracer cette aventure ?

Nous nous adressions à des enfants.  Le Club Barbie marchait très bien à l'époque, nous avons donc fondé notre propre club même si le jeu vidéo était plutôt destiné aux garçons. Nous avons inséré des cartes d’adhésion dans toutes les consoles et toutes les cartouches. Nous avons rentré toutes les adresses dans une base de données mais nous avons très vite été dépassés par le succès. Notre Club Nintendo est passé de zéro à un million de membres en à peine quatre ans. Nous avions lancé un magazine mettant en avant les produits en cours de commercialisation et les produits à venir. C’était une sorte de grand catalogue commercial dans lequel nous donnions des trucs et astuces et présentions de façon sympa les jeux qui allaient arriver sur le marché. Son but était de faire rêver les enfants susceptibles de les acheter.

Au début, le magazine était envoyé par la poste, gratuitement aux membres du Club Nintendo. Quand le club compte 10 000 membres voire 50 000 membres, ça va. A 100 000 ou 200 000 membres, son fonctionnement commence à être plus couteux. Avec un million de membres c'était devenu tout simplement impossible. Nous avons alors mis à disposition ce magazine chez les revendeurs afin d'inciter les enfants à se déplacer et créer du trafic. Créé en France, le magazine Nintendo est devenu européen et ne pouvait bien évidemment plus être géré de la même manière. Nous rêvions de pouvoir donner notre avis sur ce magazine mais Nintendo a finalement repris la main. Aujourd'hui, tout cela se ferait directement sur internet mais à l'époque cela coutait une fortune.

Vous l'aurez compris : aujourd'hui quand on enregistre un jeu sur le Club Nintendo et que l'on gagne en échange quelques étoiles, c'est un peu grâce à Madame Nintendo. Mais sa créativité ne se limite pas à des petites cartes que chacun pouvait renvoyer à Nintendo. Le Nintendo Tour, le SOS Nintendo, le 3615 Nintendo… Eve-Lise Blanc-Deleuze ne manquait pas d'idées pour faire de la marque Nintendo ce qu'elle est aujourd'hui : l'une des plus populaires de France et du monde.

Pour faire connaitre nos produits et donner aux gens l’envie de les acheter, quoi de mieux que leur donner la possibilité de les découvrir et d’y jouer ? Nous avons alors eu l'idée d'organiser le Nintendo Tour. Pour être très honnête, le principe avait été testé aux Etats Unis et avait très bien fonctionné. Nous avons acheté un grand camion que nous avons transformé et habillé aux couleurs Nintendo. Les côtés du camion se dépliaient, plusieurs consoles étaient installées à l’intérieur, les joueurs pouvaient monter à bord et tester tous les produits. Avec ce camion thématisé, nous avons fait le tour des marchés et des foires et sommes allés à la rencontre des gens. Succès garanti ! On s'est d'ailleurs vite rendu compte qu'un seul camion n'était pas suffisant…

Nous avons aussi lancé une hotline de façon totalement artisanale. Au tout début, c'est moi qui prenait les appels mais quand toutes les semaines vous avez au bout du fil des gamins, de plus en plus nombreux et beaucoup plus calés que vous en jeu vidéo, vous cherchez vite une autre solution. J'ai donc décidé de recruter quelqu'un pour m'aider et dont le boulot serait de connaitre par cœur les jeux Nintendo. L’annonce valait quand même son pesant d’or. C’était quelque chose du style « cherche amateur de jeux vidéo, pour jouer toute la journée et faire du marketing » ! Nous avons donc recruté une personne, puis deux qui géraient deux lignes puis quatre lignes. Mais nous avions toujours plus d'appels. Nous disposions de quatre téléphones à fil, les fils s’emmêlaient. Il arrivait parfois à Josué et Claire de raccrocher sur un mauvais combiné et donc de couper la conversation de l’autre ! Un vrai gag ! Nous avons réalisé définitivement que nous n’étions pas au point. J’ai donc contacté Alcatel pour mettre en place un vrai standard téléphonique avec un seul numéro et acheter des cabines spécialisées pour les téléopérateurs. Nous avons d’abord commandé six postes mais à peine quinze jours après, les commandes ont été revues à la hausse : 8 puis 10, 12, 15, 20 ! On a terminé avec 40 cabines et autant d’employés qui se relayaient. A l’époque, nous recevions à peu près 10 000 appels par jour et la plus grosse journée a bien sur eu lieu un 26 décembre, une fois les cadeaux déballés. Nous avons reçu ce jour là plus de 47 000 appels dans la journée !

Tout n'était pas rose dans le petit monde de Nintendo

Même si l’expérience était belle, tout n’était pas rose dans le petit monde de Nintendo. Les équipes d'Eve-Lise devaient faire face à une croissance fulgurante, chose qui est loin d'être aisée surtout qu'à l’époque Nintendo était très mal perçu. Une société japonaise qui distrait les jeunes Français et qui plus est avec un jeu vidéo ayant pour réputation d’être bête, abrutissant et violent. Ça ne vous rappelle rien ? En plus du côté marketing, Nintendo France a eu un très long travail d'apprentissage pédagogique à faire notamment pour expliquer que le contenu primait sur le support.

Ajoutez à cela une maison mère ultra-secrète, Madame Nintendo nous a livré quelques-uns de ses mauvais souvenirs.

En 1993, nous avons traversé une période en termes de communication très difficile. Un enfant japonais est décédé d’une crise d’épilepsie en jouant à Super Mario Bros. Il souffrait d’une forme très particulière d’épilepsie, l’épilepsie photosensible qui peut être déclenchée par une simple stimulation lumineuse avec une succession de couleurs foncées claires selon une fréquence particulière. Cela peut arriver à n'importe quel moment (en regardant la télévision,  les reflets du soleil sur une route bordée d’arbres, les motifs réguliers d’un papier peint voire même en fixant les stries d’un radiateur). Le jeu vidéo n’était pas à l’origine de la maladie mais le révélateur de cette dernière et jouer trop longtemps a déclenché une crise. Malheureusement un enfant est mort. Cela a été un énorme scandale et le gouvernement français s'est vite emparé de l'affaire. Le jeu vidéo avait par ailleurs mauvaise presse : violent, japonais, leur vente se faisant au détriment de l’industrie française du jouet. Bref, l’occasion était trop belle : invoquant le « par mesures de précaution » il était envisagé d’interdire à la vente les jeux Mario, voire tous les jeux vidéo en France et le tout juste avant Noël !! Nous avons dû monter au front, face à la presse, aux pouvoirs publics, trouver des gens, des porte-paroles extérieurs médecins et spécialistes de cette maladie pour expliquer ce qu’était l’épilepsie photosensible et porter un message rassurant. Cela a été un moment très dur, une gestion de crise stressante mais ô combien passionnante ! 

Je me souviens également de la fois où j'ai été invité un colloque organisé par le Haut Conseil de la Francophonie avec pour thème « Francophonie, Culture et Jeunesse ». En arrivant je me suis vite rendue compte que ça allait être compliqué. La salle était remplie d'hommes plus très jeunes, très cultivés (mais de Culture traditionnelle avec un grand « C »), très doctes, très chics, la parfaite représentation de l’intelligentsia francophone et à mille lieux de notre univers. Bref, j’étais en total décalage, j’avais préparé mon speech habituel sur Nintendo. J’ai senti que j’allais me faire massacrer. J’ai été prise de sueurs froides avec deux solutions : soit je m’enfuyais en courant, soit j’oubliais ce que j’avais préparé et partais en improvisation totale en fonçant dans le tas. L’attaque étant la meilleure défense, j’ai opté pour le second choix. Les intervenants se succédaient dans une ambiance assez morne. Les participants étaient tous plus ou moins endormis. Quand mon tour est arrivé, il y a eu subitement un brouhaha. J’ai débuté en disant ceci : « La plupart d’entre vous doivent se demander pourquoi j’ai été invitée à ce colloque ayant pour thème « Francophonie, Culture et Jeunesse ». La jeunesse ? Le lien est évident : nos clients sont des enfants ! La culture ? Le lien est plus difficile à faire : vous pensez sans doute que les jeux vidéo sont bêtes, violents et abrutissants ! La francophonie ? Cela semble encore plus incompréhensible puisque nos jeux sont japonais et à peine traduits ! Et bien je vais tacher de vous prouver le contraire sur ces deux derniers points. » J’ai expliqué que dans les jeux vidéo, comme en littérature ou au cinéma, il existe tous types de produits. Des jeux d’actions, de combats mais aussi des Tétris ou des Sim City. Même si Nintendo est une société japonaise, elle gravite autour des sociétés de développement de toutes nationalités, y compris françaises qui exportent à l’international leur savoir faire et leur French Touch. Ils se sont tous réveillés. J’étais bombardée de questions. Il y en a même un qui a osé dire en s’adressant au secrétaire général de la francophonie « Monsieur, je demanderai l’année prochaine, au titre de l’industrie cinématographique, que l'on invite des représentants de l’industrie pornographique ». C’était super violent mais c’était aussi ça Nintendo : à la fois énormément de plaisir mais également beaucoup de critiques.

Nintendo vs. SEGA : Round 1

Madame Nintendo n'a jamais été une joueuse dans l'âme et pourtant, il suffit de l'entendre retracer ses sept années au sein de notre firme préférée pour comprendre que cette aventure lui a laissé d'excellents souvenirs. Il n'y avait rien, tout était à faire et avant que la maison mère ne reprenne la main en 1992, Eve-Lise et sa troupe étaient passés à deux milliards de francs de chiffre d'affaire en à peine quatre ans. Un chiffre tout simplement inimaginable à l'époque ! Comme elle se plait à nous le raconter, elle avait l'impression de courir derrière un TGV roulant toujours plus vite, sans pouvoir le rattraper. A titre d'exemple, elle travaillait parfois entre 10 et 12 heures par jour, non plus dans l'anticipation mais toujours dans la réaction.

La concurrence se faisait plus forte notamment avec l'autre grande firme de l'époque et son slogan agressif : « SEGA, c’est plus fort que toi ! ».

Nous avions chez Nintendo bons nombres de jeux géniaux, bien souvent supérieurs à ceux de SEGA. Mais il faut reconnaitre que nous avons également sorti une quantité impressionnante de nanars. Quand nous avons vu débarquer SEGA avec des jeux plus modernes, il faut reconnaitre que nous avons eu la trouille. L'univers Nintendo était plus enfantin alors que celui de SEGA se voulait plus branché et clairement destiné aux adolescents. Il y a eu une vraie concurrence avec SEGA notamment quand notre patron, Patrick Lavanant, a quitté Nintendo pour partir chez eux et finalement revenir. On passait pour des ringards à côté d'eux, nous avec notre Game Boy en noir et blanc opposé à leur Game Gear en couleurs.

Sonic était super, bien plus moderne que notre Mario avec son gros bidon et sa moustache. On s'était même dit qu'ils avaient de la chance de vendre un héros comme Sonic ! Voulant toujours faire plus, SEGA a repris notre idée du Nintendo Tour non pas avec un simple camion mais avec un train ! Niveau marketing, j'ai bien rigolé quand j'ai appris la nouvelle. Je les ai même encouragés à continuer dans cette voie ! Ça leur coutait la peau des fesses et ça obligeait les gens à se déplacer dans une gare. Pendant ce temps-là, nous allions tranquillement à la rencontre des joueurs partout en France. SEGA faisait des publicités plus agressives, plus comparatives alors que nous options pour une campagne plus gentille, plus bisounours. C'est aussi ça la mentalité Nintendo : la notion du jeu et une cible différente. SEGA et Nintendo, c'était deux univers bien distincts.

Eve-Lise Blanc-Deleuze a quitté Nintendo en 1995 et travaille depuis dans les médias et le secteur audiovisuel. Elle ne suit plus du tout le monde du jeu vidéo et ses enfants se demandent encore pourquoi elle a quitté la firme. Celle que l'on nomme aujourd'hui Madame Nintendo a participé au lancement d'une marque en France et, estimant avoir rempli sa mission, a logiquement quitté l'entreprise après en avoir fait le tour. Pour elle, Mario est un nom à lui tout seul et ne se fait pas de souci pour le futur du constructeur nippon. Beaucoup de souvenirs lui sont restés allant du lancement du Game Boy en passant par la création de l'univers de Donkey Kong Country. Vous aurez compris en lisant cette longue interview que les gamers que nous sommes aujourd'hui lui doivent énormément, aussi bien pour tout ce qu'elle a accompli que pour le temps qu'elle nous a accordé lors de cette entrevue.

L'histoire de Nintendo s'est également construite en France et pour tout ça nous ne pouvons que lui dire un grand merci !

Merci à Abandonware Magazines pour leurs précieux scans.